I

28 mars 1970

 

À la maison, William, s’il vous plaît, dit Mrs. Jameson avec la politesse pincée qu’elle utilisait pour parler à son chauffeur (Dorothy, voyez-vous, mes domestiques m’adorent, je n’oublie jamais leur anniversaire et je leur parle toujours poliment), William inclina sa nuque grasse et rasée, il ne se prénommait d’ailleurs pas William, mais Mrs. Jameson appelait ainsi pour simplifier tous les chauffeurs qui s’étaient succédé chez elle depuis la mort de son mari, William posa ses deux mains potelées sur le volant, et loin en avant la Cadillac fit entendre un ronron suave, démarra avec une lenteur infinie, précautionneuse.

Mrs. Jameson appuya son dos massif sur le dossier de cuir havane du siège arrière garniture spéciale belle peausserie anglaise contre supplément, rajusta ses lunettes bordées de diamants petits mais vrais, cala son sac croco sur ses vastes cuisses, braqua sur sa gauche sa tête lourde, laissa pendre sa lippe, ouvrit tout grands ses yeux gris et les refermant sur le Professeur Sevilla, l’examina à loisir, en silence, sans aucune gêne, comme un objet, première impression confirmée, les yeux sombres, le visage mat, les cheveux aile-de-corbeau, il a l’air d’un gitan, aussi poilu, j’imagine que le pauvre John, un vrai gorille, des poils jusque dans le dos et une toison sur la poitrine, encore un de ces latins hyper virils à sang rouge, toujours un rut dans les reins.

Mr. Sevilla, êtes vous d’origine étrangère, mais pas du tout, je suis cent pour cent américain, mais mon grand-père paternel est né en Galice, en Galice ? reprit-elle en levant les sourcils, Sevilla la regarda et sourit d’un air courtois, elle a l’air d’un mérou, elle a la lippe amère du mérou et son gros œil fixe et stupide, la Galice, Mrs. Jameson, est une province espagnole, comme c’est romantique, dit-elle en tripotant la serrure de son sac, elle se sentit déprimée, c’était donc bien une sorte de gitan, après tout, elle braqua de nouveau sa tête à gauche et reprit possession de Sevilla, les mains belles, les yeux sombres, les cheveux noirs argentés sur les tempes, ces idiotes vont en raffoler et de toute façon, ce n’est qu’une heure à passer,

elle sentit une petite gêne en haut du sein droit et refoula l’envie de glisser la main sous son chemisier et de sentir rouler sous la peau une petite boule grosse comme une noisette qui s’appelait peut-être la mort, Murphy était rassurant, mais c’était son métier de rassurer, mais ce n’est rien, Mrs. Jameson, absolument rien, la voix profonde, l’œil pénétrant, l’air à la fois patient et surmené, elle se pencha en avant, ferma les yeux, la sueur ruissela le long de ses reins, et elle s’écouta mourir, épouvantée, quelques secondes coulèrent, elle cala son dos, releva les paupières, ses yeux gris acier surgirent comme de petites bêtes inquiètes, captèrent le sac croco sur ses genoux, le cuir havane des sièges, la nuque rasée de William, tout était là, Seigneur, il n’était pas juste, il n’était pas vrai que Mrs. Jameson, veuve de John B.Jameson, pût mourir, John pâlit, il la regarda de ses yeux injectés de sang, aspira l’air avec un bruit de succion terrifiant et s’écroula, sur son assiette, mort, il y a une justice, Seigneur, il buvait trop, il fumait trop, il était poilu et lubrique, Mrs. Jameson était assise, parfaite, au sommet d’une montagne, dans une robe bleu pâle semée de petites fleurs, les lions léchaient ses pieds chrétiens, elle redressa la tête, avança sa lippe pour effacer son double menton, puis elle ouvrit son sac, en tira une enveloppe fermée, et la prenant entre le pouce et l’index, elle lui fit traverser toute la largeur de la Cadillac et la tendit sans un mot au bout de son bras à Sevilla,

merci, dit Sevilla, il rougit sous son teint mat, ses yeux sombres cillèrent, il résista au désir d’enfouir aussitôt l’enveloppe dans sa poche, et se contraignit à jouer avec elle d’un air distrait, comme s’il s’agissait d’un objet peu important et qu’il pourrait, à la rigueur, abandonner en sortant sur le siège de cuir havane, quelques-uns de nos conférenciers préfèrent être payés en numéraire, dit-elle d’une voix neutre, mais c’est vraiment sans importance, Mrs. Jameson, murmura Sevilla, Marian lui coûtait cher, il lui versait une énorme pension alimentaire, ma chère, disait Marian, en faisant visiter sa nouvelle installation, c’est à ne pas y croire, tout cet argent qui m’est tombé dessus par miracle, mais le miracle, c’était elle, au procès, le maximum d’exigences et le maximum d’astuce, elle avait eu sa livre de chair et au-delà, fiez-vous aux dévotes pour vous tirer du sang votre dernier dollar, Sevilla regarda Mrs. Jameson avec ressentiment, 100 000 dollars à dépenser par an, qu’est-ce qu’elle en fait, un mari mort à la tâche, à soixante ans, pour l’enrichir, une vie écourtée pour une vie inutile, deux absurdités, êtes-vous marié ? dit Mrs. Jameson, il répondit brièvement, divorcé, des enfants ? deux, elle regarda la nuque de William d’un air de désapprobation, ne pensez-vous pas, dit-elle de sa voix de gorge, que c’est un choc pour des enfants de voir leurs parents se séparer, je pense, Mrs. Jameson, que c’est un bien plus grand choc pour des enfants de vivre dans un foyer désuni, et un choc beaucoup plus destructeur, car il est quotidiennement répété, je ne suis pas de cet avis, dit Mrs. Jameson en refermant d’un coup sec son sac de croco, je constate donc notre désaccord, dit Sevilla, William déplaça ses mains potelées sur le volant, jeta un coup d’œil par le rétroviseur et le visage impassible et serein, il pensa, la vieille chienne, toujours à emmerder les gens,

quel âge avez-vous ? Sevilla tourna la tête, cinquante-deux ans, il se sentit furieux, après coup, d’avoir répondu si docilement, on fait toujours trop de concessions aux gens au nom de la politesse, ils en profitent pour vous malmener, mon mari, dit Mrs. Jameson, est mort à cinquante-quatre ans, c’était un homme excellent, et nous formions, Dieu merci, un couple très uni, j’ai toujours eu un sens très strict de mes obligations mondaines et mon seul regret est de ne pas avoir assez joui de sa présence, mais John partait très tôt le matin à l’usine en prenant soin de ne pas me réveiller, et le soir quand il rentrait, très tard, toujours très tard, le pauvre chéri, j’étais en général sortie,

vous jouissez d’une bonne santé ? assez bonne, dit Sevilla et il resta sur ses gardes, tendu et mécontent, Mrs. Jameson se tut, sa lippe de mérou un peu pendante, sa question était sans but et la réponse ne lui apportait rien, elle avait l’air d’une poule qui a déterré, en picotant, un petit morceau de verre et qui le regarde de côté, de son œil rond, il y eut un silence, elle ferma les paupières à demi et elle oublia Sevilla, c’était un objet posé sur sa banquette, à ramener, après usage, dans le coin où elle l’avait pris, elle soupira, le Club, la présidence du Club, les conférences, quelles corvées, le temps passait, passait, chaque année un printemps, combien de printemps dans la vie, la Cadillac ralentit, tourna à angle droit et s’engagea avec lenteur dans une allée bordée de cyprès bleus, les graviers criaient sous les pneus, Professeur, puis-je vous recommander de ne pas dépasser quarante minutes et de parler en termes simples ?

 

*

 

Mrs. Jameson désigna à Sevilla un vaste fauteuil à oreilles en velours rouge. Il fit face à l’auditoire : quarante paires d’yeux le saisirent, il fit un signe de tête et s’assit. Le coussin céda sous lui moelleusement, il disparut jusqu’à mi-corps. Il fit effort pour se redresser, mais n’arriva pas à décoller ses hanches. Il s’était attendu à prendre place sur une chaise derrière une table où il eût pu disposer ses notes. Mais il n’y avait rien, ni devant lui, ni à côté de lui, pas même une table basse. Enfoncé dans le velours pourpre, et presque englouti par lui, son confort le paralysait. Il ne pouvait même pas poser ses avant-bras sur les accotoirs : il était trop bas pour eux. Pas question non plus de faire tenir une feuille de papier sur le plan incliné de ses genoux. Sevilla porta la main à sa poche, hésita et se résigna à parler sans notes.

Assises en demi-lune autour de lui, une quarantaine de dames de tous âges le regardaient. Sevilla les enveloppa à son tour d’un regard discret et leur sourit. C’était un sourire assez charmant, (franc et jeune, et sur lequel il savait qu’il pouvait compter. Mais personne ne le lui rendit. Les visages en face de lui restèrent impassibles. On le considérait sans malveillance. Mais sans bienveillance non plus. De toute évidence, le fait qu’il fût le seul homme de la pièce ne lui conférait aucun privilège. Sevilla regarda une deuxième fois se vis-à-vis et se sentit amusé. Il pouvait presque voir comment l’esprit de ses auditrices fonctionnait : les membres du Club se réunissaient une fois par semaine pour écouter un conférencier et s’ouvrir au monde. Au regard de ce but élevé, peu importait le sexe du conférencier. Il n’était pas perçu par le Club.

Sevilla se rendit compte que Mrs. Jameson, debout à sa droite, était en train de retracer sa biographie à partir d’un papier dactylographié qu’elle tenait à la main. Elle avait subi une transformation surprenante : elle était à son égard miel et fleur. Rayonnant de toutes les vertus chrétiennes, elle les lui attribuait. Elle nageait dans un optimisme exaltant. Tout était parfait et pur : l’Amérique, l’État de Floride, le Club, la magnifique cité où il avait pris naissance, les membres du Club, la présidente du Club, le conférencier. Et les maris, pensa Sevilla, qu’est-ce qu’ils font, pendant ce temps, les malheureux ? De l’argent, pour donner à leurs femmes les loisirs de se cultiver ? Mais après tout, pourquoi pas ? Elles pourraient faire pis. Ce Club, à bien voir, c’est tout à leur honneur, et même, tout à notre honneur en tant que nation.

Tandis que Mrs. Jameson débordait d’amour pour son prochain, les visages qui faisaient face à Sevilla se précisaient peu à peu. Trois ou quatre étaient beaux : une jolie Irlando-Américaine rousse, à teint de lait et aux yeux verts, une juive aux traits fins et racés, très imposante et très sculpturale, une jeune dame, originaire, probablement, des États du Sud, qui avait un ovale de visage très délicat, un teint mat, des yeux noirs langoureux, et une façon lente et séduisante de laisser tomber ses paupières sur son regard. D’autres jeunes femmes, assez jolies, assez élégantes, mais plus sèches, plus inquiètes et qui respiraient l’insatisfaction de soi. Au-dessus de cinquante ans, ce n’était qu’embonpoint, lunettes à diamants et indéfrisables à coquilles. Le regard de Sevilla s’attarda. Quel vide, quelle détresse cachée. Ce n’était jamais drôle de vieillir, mais vieillir sans métier, sans l’impression à soixante ou à soixante-dix ans passés, de travailler, de chercher, de progresser. Et ce Club, en fin de compte, quel alibi dérisoire. Aujourd’hui, on leur parle des dauphins, dans huit jours, de Marcel Proust, dans deux semaines, du Sud-est asiatique. La culture universelle à raison de quarante minutes par semaine. De tout un peu, comme dans une cafétéria.

Mrs. Jameson se tut, débordante de tact et de perfection. Elle resta un moment immobile, massive et le menton levé, comme si elle posait pour sa propre statue. On applaudit, elle salua, et les yeux baissés, elle s’assit. Elle prit place sur une petite chaise basse capitonnée. Elle pouvait mieux qu’une autre se permettre d’être humble, étant chez elle. La chauffeuse servait d’ailleurs à deux fins : elle proclamait sa modestie et elle lui reposait les jambes.

— Nous sommes tout ouïe, Professeur, dit-elle d’un air fin et mutin, comme si elle venait d’inventer la formule à son intention.

Mrs. Jameson était assise. Elle tournait le dos au Club. Elle ne le tenait plus dans les tenailles de ses yeux gris, et Sevilla sentit alors chez plusieurs auditrices une vivacité du regard et un amollissement de l’attitude qui démentaient le désintérêt du début. À son grand soulagement, il se sentit de nouveau exister en tant qu’homme, regarda à son tour son auditoire avec amitié et commença d’un ton alerte.

— Depuis quelques années, le dauphin a fait l’objet de tant d’articles, de déclarations, de prédictions, de caricatures, de dessins animés et de scripts pour Hollywood, que j’ai l’impression de n’avoir rien à vous apprendre à son sujet (protestations). Si vous pensez qu’il n’en est rien, si ce n’est pas par courtoisie que vous protestez (non, non), je vais essayer de faire, comme je le peux, le point sur ce problème. Mais, je vous en prie, ne vous attendez à rien de sensationnel ni d’inédit. La recherche scientifique progresse avec lenteur, et la delphinologie n’en est qu’à ses débuts.

« Les Américains, poursuivit Sevilla, sont réputés pour aimer les animaux et se passionner pour leur étude. Mais sans contredit, aucun animal, depuis dix ans, ne suscite chez nous plus d’intérêt, à divers titres, que le dauphin. Il n’en est pas, non plus, qu’on étudie davantage. La Marine U.S. et diverses agences d’État dépensent chaque année des sommes considérables pour financer les travaux de plusieurs équipes de chercheurs, dont celle que je dirige. D’autre part, diverses sociétés privées, comme la Lockheed California Company ou la Sperry Gyroscope Company, consacrent, elles aussi, des ressources très importantes à la delphinologie. Sans pouvoir donner un chiffre tout à fait précis, je ne serais pas étonné si la somme globale dépensée annuellement par elles et par les agences d’État atteignait à l’heure actuelle un total de cinq cents millions de dollars. » (Vif intérêt.)

Sevilla fit une pause pour laisser l’importance du chiffre pénétrer l’auditoire.

— Cinq cents millions de dollars, reprit Sevilla, ça fait beaucoup de cents, mais le dauphin les mérite, telle est ma conviction. En termes simples, et brièvement, comme me l’a recommandé votre présidente (amusement), je vais essayer de vous dire pourquoi le dauphin est devenu l’animal le plus cher et le plus étudié des États-Unis.

« Vous ne m’en voudrez pas de vous dire d’abord quelques mots de sa physiologie. Le dauphin n’est pas un poisson, mais un cétacé. Il n’a pas de branchies, mais des poumons. Respirant l’oxygène de l’air, il vient faire surface pour l’obtenir. Le poisson, comme tous les animaux improprement appelés à sang froid, adopte la température ambiante : glacé dans les eaux de l’Antarctique, il est tiède dans la mer des Caraïbes. Le dauphin, lui, est un animal à sang chaud, c’est-à-dire dont la température reste constante, quelle que soit la température de l’eau où il se trouve plongé : d’où la couche de lard dont il est, comme sa grosse cousine, la baleine, revêtu, pour résister au froid. Cette couche, enveloppée dans une peau lisse qui ressemble à du caoutchouc, contribue à donner à son corps une forme arrondie, profilée, et très passante dans l’eau. Le dauphin ne pond pas d’œufs comme le poisson. C’est un mammifère, et il a en commun avec tous les mammifères, y compris l’homme, le mode de reproduction qui nous est familier (vif intérêt) : accouplement, grossesse, parturition et allaitement du petit. Ces processus, chez les dauphins, sont pittoresques et spectaculaires, parce qu’ils se déroulent dans l’eau, mais physiologiquement, ils n’offrent rien d’exceptionnel et je n’ai pas l’intention de les décrire (déception voilée).

« Il est probable, d’après certaines caractéristiques de son anatomie, que le dauphin, à une époque reculée, était un animal terrestre et que la mer est un milieu auquel il a dû s’adapter. Mais il s’y est adapté magnifiquement. Sa vitesse de nage, pour ne donner que cet exemple, est supérieure à celle de la plupart des poissons.

« Pourquoi la science U.S. éprouve-t-elle tant d’intérêt pour ce mammifère marin ? poursuivit Sevilla en donnant un petit peu plus de volume à sa voix. Parce qu’il possède cette qualité que nous, humains, nous appelons l’intelligence. Cela veut dire que son intelligence nous paraît assez proche de la nôtre pour que nous puissions comprendre ses démarches en raisonnant par analogie. »

Sevilla fit une petite pause, regarda son auditoire et se demanda s’il n’était pas en train de décrocher.

— Tous les cétacés sont intelligents, poursuivit-il, et si, de tous les cétacés, nous avons choisi le dauphin comme objet d’étude, c’est parce qu’il est plus petit et si j’ose dire, plus maniable que ses cousins, baleines, cachalots ou épaulards. Le Tursiops truncatus, ou « dauphin à nez de bouteille », que nous préférons à tout autre, ne dépasse pas trois mètres de longueur. Les spécimens moyens mesurent deux mètres cinquante pour un poids de cent cinquante kilos. Il est donc parfaitement transportable en auto ou en avion.

Il ne nécessite qu’un bassin grand comme une piscine et s’il implique un gardiennage assez astreignant, son entretien n’est pas ruineux : une douzaine de kilos de poisson par jour.

« Mais ce qui fait du dauphin un animal idéal pour la recherche, c’est son extraordinaire gentillesse. Cette gentillesse n’est pas faiblesse. Il est capable, d’un seul coup de sa puissante mâchoire, d’assommer un requin de bonne taille en le frappant dans les ouïes. Il possède, en outre, une double rangée de crocs très acérés, quatre-vingt-huit en tout, et il pourrait, s’il le voulait, broyer bras ou jambe à ceux qui le capturent. Mais de mémoire d’homme, il n’a jamais tourné ses armes contre notre espèce. Mieux même, la plupart des bêtes domestiques, quand on leur fait subir une intervention un peu douloureuse, mordent ou griffent. Le dauphin accepte la douleur qu’on lui inflige sans regimber et sans jamais devenir menaçant. On dirait qu’il y a chez lui, à l’égard de l’homme, un parti pris d’inépuisable bienveillance. Depuis la plus haute antiquité, il passe, d’ailleurs, pour rechercher notre compagnie et en particulier celle des enfants. Capturé à l’état sauvage, il s’apprivoise avec une rapidité surprenante, et accepte avec plaisir nos caresses. »

Sevilla fit une pause. Dans les yeux de ses auditrices, il venait de sentir un certain attendrissement, et étant lui-même grand ami des bêtes, il goûtait cette émotion et s’arrêtait pour y participer. Nous sommes un peuple bon, pensa-t-il avec élan.

— Alpers, reprit-il au bout d’un moment, raconte une très jolie histoire sur la gentillesse des dauphins. Le jour de Noël 1955, en Nouvelle-Zélande, à proximité d’une petite plage appelée Opononi, un dauphin, ou plus exactement, une delphine, apparut, se mêla aux baigneurs, et à la stupéfaction générale, se mit à jouer avec eux. Elle avait une préférence marquée pour les enfants, et se laissait manipuler par eux sans montrer d’impatience. Quand on lui jetait une balle, elle l’attrapait entre ses dents, la lançait en l’air très haut et très en avant, démarrait alors à grande vitesse pour se trouver au-dessous d’elle, et réussissait invariablement à la happer avant qu’elle touchât la mer. Elle se livrait aussi à un jeu que personne ne lui avait montré. Elle calait la balle sous son ventre, s’enfonçait dans l’eau avec elle, et quand elle avait atteint une certaine profondeur, elle la libérait. La balle jaillissait alors hors de l’eau, la delphine se précipitait pour se trouver à l’aplomb du point de chute, et au moment où la balle retombait, elle la frappait avec vigueur de sa nageoire caudale comme avec une batte de cricket. Quand elle n’avait pas de balle, elle allait chercher une bouteille de bière au fond de la mer et la plaçait en équilibre sur son museau… Bref, elle ne se contentait pas de jouer avec les enfants, elle les divertissait.

« Inutile de vous dire que la renommée d’Opo – c’est ainsi que les enfants avaient surnommé la delphine – s’étendit à toute la Nouvelle-Zélande. On accourut la voir de tous les coins de l’île et des îles voisines. Il se produisit alors, selon les observateurs, un curieux phénomène. La gentillesse de l’animal contamina les hommes. Le soir, sur la plage, des inconnus s’adressaient la parole et se rendaient service. Les barrières sociales et raciales tombaient. Opononi devenait le village de l’amitié. »

Dans l’esprit, à ce moment-là un peu somnolent de Mrs. Jameson, le mot social suivi de si près du mot racial, déclencha un signal d’alarme : elle se redressa sur sa petite chaise basse, pinça les lèvres et regarda Sevilla d’un air à la fois sévère et effrayé comme pour l’avertir de l’abîme qui s’ouvrait sous ses pieds. Mais Sevilla ne vit rien. Il était tout à son sujet.

— J’aimerais, reprit-il, ses yeux sombres luisant de tendresse, vous en dire davantage sur les aimables dispositions des dauphins, mais ce n’est pas là tout à fait mon propos. Je désire, cependant, souligner que je considère comme un grand privilège de passer ma vie à étudier ce splendide animal. C’est un délicieux compagnon, intelligent, taquin, affectueux. Bien que vous ayez toutes vu des dauphins, j’ai ici, dit-il en tirant une photo de son portefeuille et en la tendant à Mrs. Jameson, une photo d’un de mes sujets, que je ne peux résister au plaisir de vous montrer. Il est en train de jouer dans le bassin avec mon assistante, Arlette Lafeuille (elle est d’origine canadienne, d’où le nom français). La photo montre bien le dessin de sa bouche. Je parle du dauphin… (rires). Largement fendue, sinueuse, relevée aux commissures. Son dessin particulier lui donne l’air de sourire, et de sourire d’un air espiègle. En fait, reprit-il tandis que la photo circulait de main en main, cette impression, pour subjective qu’elle soit, n’est pas fausse : le dauphin est l’animal le plus joyeux et le plus joueur de la création.

Sevilla attendait que la photo revînt entre ses mains et que les murmures se fussent apaisés.

— J’ai dit que le dauphin était très intelligent, et je voudrais indiquer comment nous arrivons à cette conclusion. Première indication : le poids du cerveau. Il est de 1 700 grammes en moyenne pour le dauphin, 1 400 grammes pour l’homme, 350 grammes pour le chimpanzé. C’est là une donnée qui laisse bien augurer des capacités du dauphin, mais qu’il est cependant difficile d’interpréter avec précision. Le rapport poids du cerveau-poids total du corps, qui avait été retenu par certains chercheurs pour établir un classement intellectuel comparatif de l’homme, du dauphin, du singe et de l’éléphant, semble aujourd’hui abandonné. L’étude anatomique paraît plus probante. Elle est tout autant à l’avantage du dauphin. Car son cerveau, comme celui de l’homme, est un cerveau complexe, dense, riche en cellules. La ressemblance avec l’encéphale humain est en particulier frappante en ce qui concerne le développement important du cervelet et de l’écorce cérébrale.

Sevilla fit une pause. Cervelet, écorce cérébrale, devrait-il expliquer les termes ? Il regarda Mrs. Jameson, mais le tronc affaissé, les yeux mi-clos, elle paraissait retirée dans une région d’elle-même où la simplicité du vocabulaire, chez le conférencier, ne lui importait plus.

— Une autre raison de croire à l’intelligence du dauphin, reprit Sevilla, c’est bien entendu, son comportement. Vous savez combien les seaquariums se sont multipliés d’un bout à l’autre des États-Unis, et quel succès rencontrent les spectacles où les dauphins sont exhibés. Si vous avez vu une de ces séances, vous serez d’accord avec moi : il n’y a rien, dans les tours du dauphin, de la morne routine de la bête du cirque. Celle-ci est une esclave, punie si elle fait mal, récompensée si elle fait bien ; elle obéit en aveugle et en automate à l’homme qui l’a dressée et à lui seulement. Le dauphin accepte la récompense parce qu’elle fait partie du jeu, et refuse toute punition. Il est si content d’exécuter son tour qu’il l’exécutera avec n’importe qui, pour peu qu’on lui donne les signaux corrects. En outre, il s’amuse, il aime travailler, il jouit des applaudissements. L’homme qui lui montre ces tours n’est pas un dompteur, c’est un ami. Par exemple, on lui apprend à saisir une balle entre ses dents, à sortir la moitié de son corps hors de l’eau, et d’un puissant mouvement du cou, à envoyer la balle dans un panier de basket qui surplombe le bassin. Dès que le dauphin aura compris ce qu’on attendait de lui, on n’aura pas à l’aiguillonner pour qu’il répète ses tentatives. Il les répétera lui-même, autant de fois que cela sera nécessaire pour corriger ses erreurs. Ce n’est pas un animal qu’on dresse, c’est un athlète qui s’entraîne.

« L’intelligence du dauphin est plus évidente encore quand il se divertit. Vous savez comme il est fascinant de regarder jouer de jeunes animaux. Sérieux et drôlerie, grâce et gaucherie, le mélange est admirable. Mais dans le jeu du dauphin, il y a autre chose.

« Un jeune dauphin découvre par hasard qu’en laissant tomber une plume de pélican à l’aplomb d’un des robinets qui alimentent son bassin, elle est emportée par le courant à l’autre bout de la pièce d’eau. Après quoi, il n’a plus qu’à la poursuivre pour la rattraper. Il est enchanté d’avoir découvert ce divertissement, il le recommence, dix, vingt fois, trente fois. Une jeune femelle observe le manège et intervient alors pour le perfectionner. Au lieu de laisser tomber la plume à l’aplomb du jet, elle l’abandonne dans le tourbillon qu’il forme. Au contact de l’eau, la plume se met alors à tournoyer à la périphérie du remous, et avant qu’elle soit happée par le centre et descende le courant, deux ou trois secondes s’écoulent, que la delphine met à profit pour aller se poster sur son parcours, et la saisir au passage. Le jeune dauphin l’imite. Bientôt, ils s’associent. L’un va, à tour de rôle, porter la plume dans le tourbillon, tandis que l’autre l’attend, quelques mètres plus bas. Certes, on observe, chez certains insectes, des activités collectives très complexes, mais ce sont des activités stéréotypées, non perfectibles, et qui n’ont pas l’initiative d’un individu comme point de départ. Chez les dauphins, un individu crée un jeu, d’autres le perfectionnent, plusieurs y jouent. Il y a ici création intelligente, organisation du jeu en équipe, et une capacité d’attention fort rare dans le monde animal. »

Sevilla fit une pause et, pour la première fois depuis qu’il avait commencé à parler, il laissa son regard s’attarder sur les deux ou trois jolis visages qu’il avait distingués au début. Il était toujours aussi plein de son sujet, mais il sentait le besoin de s’en distraire avant de reprendre son élan. « Cette fille, pensa-t-il en regardant la Sudiste[5], a un ovale admirable. » Au même instant, la Sudiste tourna la tête de quelques degrés sur la droite, la coupe délicate de son visage se détacha de trois quarts sur le mur tendu de velours sombre, elle lança de côté à Sevilla un regard rapide, et abaissant aussitôt avec lenteur ses paupières sur ses yeux noirs, elle parut se refermer sur des trésors secrets. Tout fut admirablement minuté : la position du visage, la promptitude du regard et la lenteur du baisser de rideau. « C’est une sournoise », pensa Sevilla avec un petit frémissement de plaisir. L’interruption n’avait pas duré plus d’une seconde, mais quand il reprit la parole, il se sentit considérablement rafraîchi.

— Vous avez sans doute rencontré des gens qui vous disent, en parlant de leur chien : « Comme il est intelligent, il ne lui manque que la parole ! » Il est bien évident qu’il y a, dans cette phrase, une contradiction innocente. Car le langage, précisément, est le test de l’intelligence véritable. Essayer de jauger le degré d’intelligence du dauphin revient à se demander s’il est capable de communiquer avec ses semblables.

« Le dauphin n’émet pas de sons avec sa bouche, mais avec son évent, petite ouverture située en arrière de son front, qui sert à sa respiration et qui se ferme au moyen d’une valve quand il plonge sous l’eau .Ses organes de phonation sont donc différents des nôtres, mais permettent, cependant, une certaine souplesse d’utilisation.

« Car les bruits que le dauphin est capable de moduler sont nombreux et variés. On distingue des grincements – assez semblables à ceux que produiraient les gonds d’une porte mal huilée –, des jappements, des cliquetis, des grondements, beaucoup de sifflements, et enfin, d’autres bruits que je qualifierai d’impolis (sourires), « Les dauphins sont-ils capables de se communiquer des informations à l’aide de sons, tel est le problème. J’entends, des informations complexes, au rang desquelles je ne range pas les appels au secours d’un animal blessé à ses camarades, ou encore, au moment de la parade amoureuse, le violent rappel à l’ordre du mâle à sa compagne quand elle fait mine de s’éloigner de lui ou de s’intéresser à quelqu’un d’autre. Pour cela – traduit en langage humain – un simple grognement suffirait (rires).

« Il va de soi qu’un langage véritable suppose une communication à un niveau moins élémentaire. Que les dauphins soient capables de communications de ce genre, on incline aujourd’hui à le croire. Certes, nous n’avons ici que des présomptions, mais elles sont déjà, en tant que telles, assez impressionnantes.

« Voici une des expériences sur lesquelles ces présomptions se fondent : deux dauphins, un mâle et une femelle, sont séparés par un filet tendu d’un bout à l’autre d’un bassin. En face de chacun d’eux, on place un tableau comportant trois lumières de couleurs différentes, et sous l’eau, à sa portée, trois palettes. Lorsque au tableau s’allume le feu vert, le dauphin doit appuyer de son museau sur la palette droite ; si le feu rouge s’allume, sur la palette gauche ; et quand le feu passe au blanc, sur la palette du centre. On allume en succession les trois lumières, en ordre variable, et par série, et si le dauphin réussit bien sa série, on lui donne un poisson.

« Quelques minutes après avoir proposé une série à la femelle, on propose la même série au mâle, dans sa partie du bassin et sur le tableau qui lui fait face. On s’aperçoit alors que le mâle devance les lumières qui apparaissent sur le tableau, et pousse, avant même qu’elles soient allumées, les palettes correspondantes.

Cette constatation devient le point de départ d’expériences nouvelles. On dresse un écran opaque entre le mâle et la femelle, de façon qu’il ne puisse voir, et par conséquent, “copier” ce qu’elle a fait avant lui. On recommence l’expérience. Chose surprenante, elle donne le même résultat. Le mâle devance toujours les questions. Ce n’est donc pas par la vue que le mâle a été renseigné.

« À ce moment, on pousse les choses plus loin. On élève un écran phonique sur toute la longueur du bassin entre le mâle et la femelle, de façon à éviter toute communication verbale de l’un à l’autre. On a, en effet, remarqué que la femelle, tandis qu’elle répond au test, ne cesse d’émettre des sons. Ceci fait, on propose une série de lumières à la femelle et elle y répond. Mais cette fois, et pour la première fois, le mâle, quand son tour vient, attend que les lumières s’allument sur le tableau pour réagir.

« On perce alors dans l’écran phonique une ouverture qui permet au couple de communiquer par la voix. On recommence les tests et, de nouveau, le mâle devance les questions. C’est donc bien grâce aux sons émis par la femelle qu’il a été renseigné (vif intérêt). Tout se passe donc comme si la femelle, en poussant les différentes palettes, disait à son mari, qui ne peut la voir : “J’appuie sur la palette de gauche, puis sur la palette de droite, ensuite sur la palette du centre, et de nouveau sur la palette de droite, et dépêche-toi d’en faire autant, car à la fin de la série, tu recevras un poisson…” (Rires et attendrissement.)

« Si une telle communication existe, et comment ne pas admettre qu’elle existe, elle met en jeu des notions aussi abstraites que droite, gauche, centre, et implique, pour être véhiculée, un langage véritable[6].

« D’autres chercheurs s’emploient à collectionner les sons différents émis par les dauphins, en les convertissant en formes lumineuses qui sont photographiées sur des plaques. Si nous parvenons un jour à décoder ces plaques à l’aide du contexte expérimental ou de la situation vécue par l’animal, nous nous engagerons peut-être sur la voie d’une connaissance au moins élémentaire du langage des dauphins.

« La deuxième étape, mais peut-être est-il très présomptueux de l’envisager dès maintenant, consisterait, à partir de notre connaissance du delphinais, d’enseigner aux dauphins les rudiments du langage humain. Ceci suppose, d’évidence, que le dauphin soit capable d’imiter les sons de l’homme. C’est le point de vue, comme vous savez, du Dr. Lilly, qui s’efforce actuellement d’apprendre l’anglais à ses dauphins.

« Cependant, le passage du delphinais au langage humain implique chez l’animal un bond en avant si prodigieux qu’il serait sage de mettre un terme à l’escalade des ” si ” qui nous a menés jusque-là, et de nous refuser à aller plus avant dans la voie des conjectures. »

Sevilla s’arrêta, regarda son auditoire en souriant, inclina la tête et dit : « Je vous remercie de votre aimable attention. » (Applaudissements prolongés.) Sevilla reprit : « Je suis à votre disposition pour répondre à vos questions, à moins que vous ne trouviez que j’ai déjà trop abusé de votre temps. » (Protestations.)

Mrs. Jameson se leva. Ruisselante de douceur et de tact, ses mains grasses et baguées croisées au niveau du plexus, elle commença, de sa voix de gorge, à remercier le conférencier. L’auditoire, avec ensemble, tourna vers elle des yeux attentifs et cessa aussitôt d’écouter.

–… Et je suis sûre, conclut Mrs. Jameson, que nous sommes toutes reconnaissantes au Professeur Sevilla d’avoir lui-même suggéré que nous lui posions des questions. » (. Applaudissements.)

Mrs. Jameson s’assit. Le silence s’établit, dura, devint gênant. Il y eut des chuchotements, une petite toux, des échanges de regards. Une jeune fille un peu osseuse assise au premier rang considérait le Professeur Sevilla d’un œil intense derrière de grosses lunettes d’écaillé.

— Je vais moi-même donner le bon exemple, dit Mrs. Jameson avec suavité, comme si elle ne savait pas que tout le monde attendait qu’elle parlât la première. Mr. Sevilla, reprit-elle en tournant vers lui sa lippe de mérou, vous avez parlé des océanariums et du succès de leurs shows. Vous avez dit aussi qu’ils se multipliaient d’un bout à l’autre des U.S.A. : je suppose donc que ce sont des entreprises rentables.

— Très rentables, dit Sevilla avec une petite lueur gaie au fond des yeux. À titre tout à fait indicatif, je sais que l’un d’eux a réalisé cette année un chiffre d’affaires de quatre millions de dollars. Bien entendu, les frais généraux sont importants. Et il faut du temps et de la patience pour mettre sur pied un programme qui attire les gens. Le public se blase de tout, même des dauphins.

La jeune fille osseuse leva la main, mais la Sudiste la devança :

— Mr. Sevilla, dit-elle en plaçant de trois quarts son délicieux ovale et en abaissant à demi ses paupières, est-il possible d’élever un dauphin dans une piscine privée ?

— Certainement, si votre piscine est chauffée.

— Mais le problème de l’eau douce ?

— Vous pouvez acheter des sels de mer à un marais salant et les diluer dans votre piscine : c’est une question de proportions.

— Combien coûte un dauphin à l’achat ?

— 1 200 dollars rendu à New York [7] ».

— Mais c’est pour rien ! dit la Sudiste, avec un étonnement mêlé de désapprobation.

Sevilla sourit.

— Le gardiennage est quand même assez onéreux, dit-il d’une voix rassurante. À mon avis, il faut avoir une personne en permanence pour s’occuper du dauphin. Sans cela, il s’ennuie et dépérit. À moins que vous n’achetiez un couple.

— Est-ce possible ?

— Sûrement. Toutefois, si vous avez des enfants, je dois vous avertir qu’ils risquent, au moment de la parade amoureuse, d’assister à des spectacles un peu violents.

Mrs. Jameson cilla, la jeune fille osseuse leva la main, mais la Sudiste reprit :

— Mais à qui peut-on acheter un couple de dauphins ?

— Il y a des spécialistes qui les capturent.

— Pouvez-vous me donner une adresse ?

— Je… Je ne l’ai pas sur moi, mentit Sevilla.

Il décroisa les jambes et reprit d’un ton neutre :

— Mais si vous voulez bien me téléphoner demain matin, je vous donnerai le renseignement. Mon numéro est dans l’annuaire.

La Sudiste baissa lentement ses paupières, et Mrs. Jameson crispa ses grosses lèvres. Ces deux-là, presque sous son nez, comme des animaux, sa lippe s’abaissa et il y eut en elle comme une convulsion, John avait été si gentil pendant les fiançailles, elle était étendue, les mains glacées, sur le lit colonial à baldaquin de mousseline blanche, blanche aussi la robe qu’elle venait de quitter, il sortit de la salle de bains comme un gorille, oh, John ! John !, je vous hais, mais il est mort, pensa-t-elle avec étonnement, le deuil m’allait bien, je dépensais tellement d’argent, la maison était si triste, si vieillotte, je voulais tout changer, Dorian, est-ce qu’il s’appelait seulement Dorian, Mrs. Jameson, ce velours rouge donnera de la dignité à votre salon, les cheveux blonds bouclés légers sur la nuque, les longues mains fines, la voix douce et musicale, dans la piscine, sa poitrine lisse, ses longues jambes gracieuses, il bouleversait la maison de fond en comble, des sommes folles, folles, absolument fabuleuses, Mrs. Jameson, j’ai une idée, l’air d’un poète avec ses cheveux bouclés, si gracieux dans tous ses mouvements, elles m’ont coûté cher, ses idées, chère Mrs. Jameson, je suis désolé, il faut que je parte, ma mère est souffrante et depuis, pas un mot, pas une ligne, mes lettres retournées, mes télégrammes sans réponse, le damné petit escroc, un flot d’amertume creva en elle comme un abcès, elle eut un goût de bile dans la bouche et une pointe de douleur en haut du sein droit, la douleur reflua, elle se redressa, releva la tête et dévisagea Sevilla comme si elle ne l’avait jamais vu, des animaux pensa-t-elle avec mépris, tous, tous…

Une dame d’une cinquantaine d’années, aux cheveux d’une couleur acajou peu convaincante, leva la main et dit :

— Le dauphin est-il en train de devenir un animal domestique ?

Sevilla considéra son interlocutrice avec sympathie. N’aurait-il parlé que pour elle, il n’aurait pas perdu son temps.

— Votre question est très intéressante, mais il faudrait avant d’y répondre, définir l’animal domestique.

— Eh bien, essayons, dit la dame avec entrain. Disons que c’est un animal qui accepte d’être nourri par l’homme.

— Ça ne va pas, dit Sevilla. Presque tous les animaux captifs acceptent d’être nourris par l’homme, y compris le lion, le tigre, le boa… Je préférerais dire, quant à moi, qu’une espèce est domestique quand elle accepte d’être manipulée par l’espèce humaine. C’est en cela que l’animal domestique se distingue de l’animal dompté. Celui-ci accepte bien des rapports avec son dompteur, mais avec lui seulement, et encore, à titre précaire et avec tous les accidents que cette précarité peut comporter. En outre, il y a des degrés dans la domestication. Dans l’espèce bovine, par exemple, la femelle est cent pour cent domestique, mais le taureau reste assez dangereux à manier. Et la définition de la domestication, c’est bien celle-ci, me semble-t-il : la faculté de manipuler un animal sans danger.

— Il me semble, dit la dame aux cheveux acajou, que la définition peut aussi bien s’appliquer à l’animal apprivoisé.

Sevilla réfléchit.

 

— L’animal apprivoisé n’est jamais qu’un individu. La domestication, c’est celle d’une espèce entière.

— Dans ce cas, dit la dame promptement, le dauphin n’est pas encore un animal domestique, puisque la majorité des dauphins vivent à l’état sauvage.

— Mais dès qu’ils sont capturés, dit Sevilla en la regardant avec intérêt, ils deviennent tous très amicaux. Du reste, ajouta-t-il au bout d’un instant, le problème se pose actuellement en termes de domestication d’une nouvelle espèce animale, mais si un jour l’homme et le dauphin communiquent par la parole, les dauphins ne pourront plus être considérés comme des animaux et d’autres liens seront à définir.

— Peut-être, malheureusement, des liens de maître à esclave.

— J’espère bien que non, dit Sevilla avec émotion.

Elle hocha la tête et lui sourit. Il lui sourit en retour et pensa avec mélancolie : Rien n’est parfait. Sous ces cheveux teints, il y a un cerveau de bonne qualité. Quel dommage qu’il n’ait pas plutôt choisi d’aller se loger dans la tête de la Sudiste. Celle-là, celle-là, je la connais déjà comme si je l’avais faite, du snobisme et de l’orgueil, une sensibilité demeurée infantile, tout juste assez de sensualité narcissique pour aimer être caressée, mon Dieu, pourquoi faut-il que je sois attiré par ce morceau de chair sans âme, ça n’a pas de sens, cette soif en moi, cette fièvre, cette obsession de l’autre sexe (tous les Sevilla étaient catholiques, la mère de Sevilla allait à la messe tous les matins avec ses deux garçons, ils servaient le prêtre dans le chœur, et pendant ce temps-là, les genoux meurtris par le prie-Dieu, elle priait, avec haine, pour le salut de l’âme de son ex-mari qui vivait à Miami avec une Cubaine).

La jeune fille osseuse leva la main, mais l’Irlando-Américaine fut plus prompte :

— Vous nous avez dit que la Marine U.S. s’intéressait à vos recherches : le dauphin est-il susceptible de servir à des fins militaires ?

Le corps de Sevilla se raidit imperceptiblement, mais son visage resta souriant :

— C’est plutôt à un amiral, dit-il d’une voix enjouée, que vous devriez poser cette question. (Sourires.)

— On peut quand même supposer, insista l’Irlandaise, que l’intérêt de la Marine U.S. pour les dauphins n’est pas tout à fait désintéressé.

— Je ne connais pas les projets de la Marine U.S., dit Sevilla. Je suis totalement profane en la matière. Je ne pourrais faire que des suppositions. Tout ce que je puis dire, c’est ceci : la Police utilise bien les chiens ; pourquoi la Marine n’utiliserait-elle pas les dauphins ?

— D’après tout ce que vous avez dit, ce serait sous-estimer grandement les dauphins que de les placer dans la même catégorie que les chiens.

Il la regarda. Elle avait des yeux d’un bleu myosotis, incroyablement frais, innocents et inflexibles. On la voyait très bien à Rome, sous Néron, enveloppée d’un long vêtement blanc, flamber vive sur une croix pour ne pas renier Jésus.

— Vous avez raison, dit Sevilla. On peut attendre d’eux d’autres services. Mais vous dire exactement lesquels, je ne le pourrais pas. Ce n’est pas mon affaire. Et je ne veux pas faire d’hypothèses.

— J’estime pourtant, dit l’Irlandaise, que vous devriez vous préoccuper dès maintenant des applications pratiques de vos propres recherches, afin de ne pas avoir à regretter, plus tard, de les avoir poursuivies.

Il y eut quelques mouvements dans l’auditoire, et Mrs. Jameson fronça le sourcil.

— N’exagérons pas, dit Sevilla avec un geste de la main. Nos gentils dauphins n’ont rien de commun avec la bombe H.

Il y eut des sourires, mais le visage de l’Irlandaise resta sérieux tendu, préoccupé.

— J’ai l’impression, dit Mrs. Jameson, qu’il y a là quelqu’un qui demande depuis longtemps la parole. Miss Anderson ?

La jeune fille osseuse tressaillit et ses grosses lunettes glissèrent au bout de son nez. Elle les remit en place au moyen d’un index démesurément long, tendit en avant sa poitrine plate d’un mouvement brusque et fixa sur Sevilla ses yeux intenses.

— Vous avez dit, commença-t-elle avec un air de sérieux et d’application, que le mode de reproduction des dauphins était celui des mammifères. Il me semble, pourtant, que toutes ces opérations, accouplement, parturition, allaitement, ne doivent pas aller sans difficulté, puisqu’elles s’effectuent en suspension dans l’eau, et sans doute parfois, par grosse houle. Peut-être pourriez-vous préciser…

Mrs. Jameson se leva :

— Je propose, dit-elle avec un tact écrasant, que nous n’abusions pas davantage de la patience du Professeur Sevilla et que nous passions dans la pièce à côté pour prendre avec lui quelques rafraîchissements.